Un sous-marinier dans l’espace

En 1989, j’ai été sélectionné pour piloter la navette spatiale Atlantis dans le cadre de la mission Galileo visant à envoyer une sonde vers Jupiter. Entré à la NASA en 1984, après avoir servi dans la marine à bord de sous-marins et avoir passé près de 20 ans comme pilote de l’aéronautique navale puis pilote d’essai,  j’avais accompli plusieurs missions techniques liées au soutien et aux opérations des équipages, mais ce serait mon seul vol spatial.

A la « barre » de la navette Atlantis, à des millions de pieds d’altitude,  le sous-marinier devenu pilote puis astronaute se remémore le temps passé sous les vagues  (crédit NASA)

Décollage

La foule des collègues, des membres de famille et de la direction s’était réduite au moment où Donald Williams -capitaine de vaisseau et commandant de bord- , les spécialistes de mission Shannon Lucid, Franklin Chang-Diaz, Ellen Baker, et moi-même avons pris l’ascenseur jusqu’à la partie supérieure de la structure de support de lancement. De la passerelle d’accès, à près de 60 mètres, je regardais vers le sud, vers Port Canaveral, où le SNLE  USS Tennessee (SSBN-734) était à quai, paré à appareiller. Mon excitation s’est accrue lorsque nous nous sommes serrés dans la navette qui allait être notre maison pour les cinq prochains jours.

Le décollage et l’ascension ont dépassé toute imagination. J’ai vu le ciel bleu devenir noir et réalisé que nous étions en route pour l’espace !  Vibrations et accélérations n’ont fait qu’accroître mon euphorie.

Nous allions vers l’est, occupés à faire passer Atlantis de charge utile à vaisseau spatial. Lorsque j’ai enfin eu le temps de regarder par le hublot et d’admirer notre planète, j’ai reconnu Bornéo, la Malaisie, la mer de Chine, le Japon et les Philippines. J’étais déjà venu ici auparavant, glissant silencieusement, dans un sous-marin,  sous l’immense Pacifique mais là, c’était très différent. Depuis l’espace, l’océan est toujours aussi impressionnant et le monde tout aussi grand, mais il défile si vite. D’un seul regard, je voyais Manille et les Philippines loin au sud, Taiwan et Hong Kong presque en dessous de nous, le Mont Fuji comme les ports de Tokyo et Yokosuka au nord. Je pouvais même voir la Corée et la Russie au loin plus au nord.

C’était un panorama si grand qu’il m’a fallu du temps pour me convaincre qu’il était réel. Le temps, cependant, je n’en avais pas car presque avant que je ne m’en rende compte, ces terres étaient derrière nous, et nous filions à toute vitesse vers Hawaï. En quelques minutes, j’ai découvert « Big Island « , une émeraude dans la mer d’un bleu profond, atteinte une fois à vitesse bien  plus lent. Puis, avant que je ne m’y attende, la côte ouest des États-Unis était en vue : San Diego, les Channel Islands, San Clemente, et Santa Catalina dans un air si clair que les yachts étaient presque visibles ; le bassin de Los Angeles si brumeux que seule son immense taille permettait de reconnaître la ville. J’étais heureux et quelque peu surpris de voir les sillages de navires, avec des tourbillons d’eaux froides dans la lumière du soleil couchant.

Souvenirs d’antan

L’équipage du STS-34. De gauche à droite, Michael McCulley, pilote ; Shannon Lucid, Franklin Chang-Diaz, and Ellen Baker, spécialistes ; and Donald Williams, chef de mission. (Crédit NASA – Bill Bowers)

Tout en profitant de cette vue imprenable, mon esprit a remonté le temps,  au tout début de ma carrière. C’est en 1965, je sors de l’adolescence,  me suis  engagé  dans la marine et suis quartier-maître de deuxième classe missilier à bord du SNLE USS Ulysses S. Grant (SSBN-631). Le bateau, avec son équipage entassé à bord, quitte Ford Island et transite à faible vitesse vers les passes passant à côté de l’USS Arizona (BB-39). Près d’un demi-siècle plus tard, mes souvenirs de cette patrouille sont encore vifs.

Vers l’ouest, au nord des îles Marshall, nous sommes passés près de l’île Wake et survolons la fosse des Mariannes. Bien que je ne sois pas de spécialité opérations, j’aimais traîner dans les locaux navigation du SNLE pour observer en particulier les cartes des fonds marins. Avec beaucoup d’imagination, je pouvais presque voir le terrain au-dessus duquel nous naviguions. Le fond de l’océan présente de petites collines, de grandes montagnes, d’immenses plaines et de paisibles vallons. Un volcan sous-marin en éruption apporta une  touche finale à une expérience déjà inoubliable. J’étais sous le charme !

À l’ouvert du port  russe de Vladivostok, le commandant avait permis à certains d’entre nous de jeter un coup d’œil au  périscope. Les lumières scintillantes de cette ville soviétique endormie étaient aussi mémorables que la fumée noire bouillonnante et les cendres grises émanant du volcan sous-marin. C’était une expérience exotique pour un campagnard du  Tennessee.

Comme la navette spatiale, un sous-marin est un espace surpeuplé : une salle de sport dans la cale de la tranche Missiles, des bannettes empilées et souvent partagées], une cuisine et un poste équipage si petits que les repas y sont pris à tour de rôle. La politesse y est de mise, le travail d’équipe indispensable et la claustrophobie rare. On passe beaucoup de temps pour acquérir  une  qualification, pour apprendre à connaître ces merveilleux  bateaux. J’apprenais et comprenais vannes, pompes, interrupteurs, les génératrices, accéléromètres et gyroscopes, mais c’est l’intégration des multiples disciplines techniques et scientifiques qui m’a impressionné. L’adaptation du marin américain à ce matériel et ces logiciels complexes était tout aussi impressionnante. Un sous-marin est un véhicule vivant, qui respire, qui se meut  dans un environnement hostile et dont le succès est lié tout à la fois aux hommes et aux machines.

La patrouille se termina par un retour en surface à Guam. Une fois de plus, les légumes frais, le lait et l’air frais étaient à notre portée. L’air, lui, ne l’était pas … frais. Après plus de deux mois à respirer un air exempt de pollution et d’odeurs, l’air salin et l’odeur du port furent un choc. Quelques jours plus tard, nous volions vers Hawaï. Une patrouille qui avait duré dix semaines à l’aller se terminait en dix heures.

J’estimais à la louche qu’avec une vitesse moyenne de 10 nœuds avions parcouru 17 000 nautiques en mer  et quelques 3000  en vol. Ce fut alors, certainement, le voyage le plus long et le plus important de ma vie. « Engagez-vous, vous verrez du pays ! ».

Le son de la vitesse

Les astronautes de la navette  STS-34 devant  Atlantis sur la base aérienne d’Edwards, Californie, à l’issue de la mission de 4 jours devant mettre en route la sonde Galileo pour un voyage de 6 ans vers Jupiter. (Crédit NASA)

Alors qu’Atlantis s’éloignait de la côte Est, mon impression de déjà-vu continuait. J’étais habitué à la vitesse. J’ai participé à des courses de motos et d’automobiles, faut du ski nautique, passé des milliers d’heures dans des jets de la Marine. Le bruit du vent, celui de l’eau et des moteurs dans mes oreilles m’étaient familiers. Cependant, je n’étais pas préparé à la sensation de la vitesse sans son. Avoir le visage contre un hublot sur l’avant et voir la Terre défiler silencieusement mais, oh combien, rapidement est une sensation que je n’oublierai jamais.

Cette vitesse – la vitesse en orbite-  a révélé un autre phénomène particulier. Le soleil se lève et se couche 16 fois au cours d’une  journée de 24 heures. Nous faisions le tour de la Terre en 90 minutes ! Sur terre, nos cycles de sommeil et d’éveil sont généralement rythmés par les jours et les nuits. Dans l’espace, la nuit ne dure que 45 minutes. Nous résoudrons le problème en couvrant les hublots de la navette et en éteignant les lumières. Cela a, pour moi,  bien marché : j’ai bien dormi, avec seulement une légère confusion, au réveil, quant à l’endroit où je me trouvais.

Quinze minutes après avoir dépassé la côte est des États-Unis, je voyais la Méditerranée, mais ce n’était pas tout à fait comme la première fois.

En 1975, en tant lieutenant de vaisseau et pilote d’A-6 Intruder fraîchement breveté, je ralliais  le porte-avions USS John F. Kennedy (CV-67), qui appareillait pour la Méditerranée. Son équipage de 5 000 personnes comprenait environ 2 500 membres d’équipage et un nombre équivalent pour  les dix flottilles d’avions qui constituaient le détachement aéro. Nous avons quitté la base navale de Norfolk à bord de la  » ville maritime  » de 80 000 tonnes accompagnée par les remorqueurs,  passant  au-dessus du tunnel de Hampton, sommes passés à côté  de l’historique Fort Monroe pour rentrer  dans la baie de la Chesapeake. Une fois  dans les eaux libres de l’Atlantique, les Intruders, Corsairs, Tomcats, Prowlers, Vikings, Hawkeyes et Crusaders ont commencé à apponter sur  ce qui serait leur terrain de jeu pour les sept prochains mois.

Quel bonheur que de faire route vers l’est à 15 ou 18 nœuds ! L’eau était  devenue bleue et plus d’une semaine s’écoula avant que nous voyions la terre, les îles portugaises des Açores. Dix jours et 4 000 miles plus tard nous franchissions  le détroit de Gibraltar. La vue était à couper le souffle : le magnifique « Rocher » et les côtes rocheuses du nord du Maroc comme du sud de l’Espagne défilaient devant nous. Nous n’avions pas beaucoup volé pendant le transit mais avions passé un temps considérable à étudier la topographie, la géographie et le climat politique des nombreux pays que nous allions survoler ou contourner pendant toute la durée de notre déploiement en Méditerranée. J’ai visité Pise, escaladé le volcan paisible mais actif de l’Etna en Sicile, survolé le Stromboli. La mer elle-même était généralement d’un bleu clair et limpide, jonchée bien trop souvent de déchets et les ordures des navires et des villes. Aucune nation n’est innocente en la matière !

Le CV McCulley à bord d’ Atlantis. (Crédit NASA)

Le John F. Kennedy était un bon bateau. Nous volions fréquemment et en toute sécurité. Une tragédie cependant lorsqu’une collision avec le croiseur Belknap (CG-26) coûta la vie à huit marins (*)

Bien que notre vie quotidienne ait souvent été mouvementée, le temps passait parfois si lentement qu’il semblait que nous étions partis depuis des années. Si ma mémoire est bonne, nous avons passé un peu plus de 100 jours en mer pendant ce déploiement :  25 000 nautiques de plus  pour un autre voyage important de ma vie.

Retour sur l’Atlantis

Pendant ce temps, à bord d’Atlantis, voyageant à plus de 25 000 km/heure j’étais à nouveau stupéfait par la vue apparemment illimitée que j’avais de la Terre. Alors que nous traversions le sud-est des États-Unis, mon regard fut attiré vers le sud, vers la Louisiane, puis vers la baie de Pensacola ,où j’avais commencé ma carrière de pilote quelques années avant. Je me souvenais de mes premiers vols à bord d’un T-34 Mentor et de mon étonnement quant à ce que je pouvais voir de 3000 mètres d’altitude. Maintenant, à près de 300 km d’altitude, je pouvais facilement voir de Key West à Washington ! Le cap Canaveral, le cap Fear, le cap Hatteras et Kitty Hawk étaient tous à portée de vue. La baie de la Chesapeake était là, magnifique et entière. J’avais toujours aimé explorer les centaines de kilomètres du rivage le long des criques et anses. Maintenant, c’était merveilleux de pouvoir apprécier sa beauté et sa taille à une bien plus grande échelle.

Depuis l’espace, les frontières sont rarement visibles et la Terre semble paisible. J’aimerais pouvoir montrer cela à ceux qui se battent, polluent, brûlent et ne semblent pas s’en soucier. J’aimerais aussi le montrer à ceux qui s’en soucient pour leur montrer que leurs préoccupations sont  fondées, qu’elles valent la peine. La Terre, sous ses couleurs, apparaît si vivante et si fragile aussi.

Le CV McCulley, portant macarons de sous-marinier et de pilote, pose avec son épouse, le  vice-amiral Dick Dunleavy and l’amiral Dick Truly, ancien administrateur de la NASA (crédit auteur)  

À bord de l’Atlantis, nous avons mené une expérience pour étudier la couche d’ozone, réalisé plusieurs expériences médicales et fait grandir des pousses de maïs pour mieux comprendre les effets de la gravité sur les hormones de croissance des plantes. Ces expériences avaient pour but de nous préparer à la vie à bord de la Station Spatiale Internationale, aux missions de longue durée vers Mars et au-delà. J’espère que les données acquises pourront également contribuer à la protection de notre planète comme au bien-être de nos enfants. Cinq courtes journées plus tard, Atlantis terminait son voyage en douceur, en silence et avec succès sur un lac asséché dans le désert au nord de Los Angeles. Nous avions parcouru près de 4 millions de kilomètres à plus de 25 000 km/heure.

J’ai beaucoup voyagé dans ma vie.  Ces voyages m’ont toujours apporté une meilleure connaissance de moi-même, de mes limites et de mes capacités. J’en suis aussi généralement revenu avec une meilleure compréhension du monde. Ce voyage n’a pas fait exception et a même établi une nouvelle norme pour moi : j’en suis revenu avec un dévouement renouvelé à ma famille, à mon pays et à ma planète.

(*) : [NDLR : L’accident survint le 22 novembre 1975, jour anniversaire de l’assassinat de JFK. De ce jour le porte-avions fut surnommé «l’ouvre-boite »].

Source : USNI – Proceedings, octobre 2022