Vers une réorganisation de la composante sous-marine des forces stratégiques russes

La flotte sous-marine russe en construction en 2020 par HI Sutton

À l’heure actuelle, les sous-marins de la composante stratégique russe sont répartis en deux diviziyas :

  • La 31e diviziya de sous-marins basée à Gadzhievo, et sous la responsabilité de la flotte du Nord
  • La 25e diviziya de sous-marins, basée à Vilioutchinsk, et sous la responsabilité de la flotte du Pacifique

La 25e diviziya a toujours été un parent pauvre de ces forces stratégiques. Elle a perdu peu à peu ses trois sous-marins de la classe 667BDR Kalmar Delta III depuis 2017, le dernier en date, le K-44 Kazan, n’étant plus employé dans ce rôle. Il devrait être définitivement rayé en 2022.

Pour compenser ce retrait, la 25e diviziya a été dotée de deux unités de la classe 955 Borey, les K-550 Aleksandr Nevskiy (septembre 2015) et K-551 Vladimir Monomakh. (septembre 2016), Monomakh qui s’est distingué en décembre 2020 avec le lancement d’une salve de quatre missiles Boulava.

Cette dotation devait être complétée par des unités de la classe 955A Borey-A, les Knyaz Oleg (2021 ?), Generalissimus Suvorov (2021 ?) et Imperator Aleksandr III (2022 ?).

La base de Vilioutchinsk a été dotée des moyens de soutiens nécessaires, avec de nouveaux appontements flottants, l’adaptation du portique de manutention des missiles au Boulava. Il reste néanmoins beaucoup à faire, le centre opérationnel de la diviziya fonctionnant encore avec une pléiade d’officiers travaillant avec des téléphones à cadran, cahiers et crayons.

Implantation de la
25e diviziya, base de la flotte du Pacifique à Vilioutchins (photo Google)

Les unités de cette diviziya effectuent leurs patrouilles dans le bastion de la mer d’Okhotsk.

La 31e diviziya, avec ses six sous-marins de la classe 667BDRM Delfin Delta IV a longtemps constitué l’épine dorsale de ces forces stratégiques, même aux pires moments de la déliquescence de la flotte russe après 1992.

Implantation de la
31e diviziya, base de la flotte du Nord Pacifique à Gadzhievo (photo Google)

Elle tout d’abord été complétée par le Yuriy Dolgorukiy (classe 955 Borey) en janvier 2013 et le Knyaz Vladimir (classe 955A Borey-A) en juin 2020. Les sous-marins suivants (Knyaz Pozharskiy et Knyaz Potemkin) sont censés arriver entre 2024 et 2027, pour assurer une relève progressive des Delta IV.

Ces sous-marins sont des habitués de la banquise arctique qui leur sert de protection contre les forces aériennes adverses durant leurs patrouilles.

Mais une annonce récente vient remettre en cause tout ce schéma. La justification d’un tel revirement serait issue du retour d’expérience de l’exercice OUMKA de mars dernier, au cours duquel trois sous-marins nucléaires avaient émergé de dessous la banquise à moins de 300 m les uns des autres. L’amiral Evmenov, commandant en chef de la marine, a souligné l’efficacité du Knyaz Vladimir au cours de ce déploiement.

La source à l’origine de l’information indique que l’un des deux Borey-A (Knyaz Oleg ou Souvorov ?) en achèvement serait affecté à la zone arctique, et qu’il est possible que l’un des deux Borey de la flotte du Pacifique y revienne. Ce qui laisserait la 25e diviziya avec un seul SNLE.

D’aucuns voient dans l’affectation de ce nouveau Borey-A en baie de Kola une volonté de renforcer la présence russe en Arctique.

Il semblerait néanmoins que la tendance de fond soit plus profonde, et que les réflexions à ce sujet ne soient pas terminées.

Il y a à l’heure actuelle six autres Borey-A à divers degrés de construction. Un est en service avec trois Borey « simples ». À terme, c’est-à-dire d’ici 2027 au plus tôt, l’effectif des Borey atteindrait 10 unités.

En parallèle, dans la même période, la flotte russe va perdre le dernier avatar de la classe Delta III, le Ryazan (2022), et les six Delta IV (de 2022 à 2030 ?) soit sept unités.

La balance finale à l’horizon 2030 serait donc de dix unités en parc.

Lorsque l’on remonte dans le temps, à l’époque de moyens considérables pour les forces armées, le taux de présence en ligne[1] des SNLE du Nord s’établissait au départ à 27 % et il avait fallu une lutte acharnée des états-majors pour atteindre le taux de 50 %. Ce taux avait pu être obtenu par une réduction des Arrêts Techniques Majeurs (ATM) à deux ans au lieu de trente-six mois au départ. Cette réduction n’avait jamais pu être obtenue en zone Pacifique.

La question est toujours d’actualité. Les ATM[2] actuels des Delta IV sont plus proches de 48 mois que de 24. Le premier 955 de flotte du Pacifique va arriver en butée de visite majeure en 2023. Les moyens du chantier extrême-oriental Zvezda semblent bien encombrés avec la modernisation des classes 949A en classes 949AM. Il n’y aurait que deux emplacements dans la forme couverte du chantier. Le retour de l’Aleksandr Nevskiy (Borey) en flotte du Nord est a priori l’hypothèse à privilégier.

Pour les Delta IV, le second ATM du K-117 Bryansk se prolonge, celui du K-18 Karelya prévu normalement en 2020 ne semble pas d’actualité. Et pour le K-407 Novomoskovsk, dernier de la série, l’ATM-2 est à l’échéance de 2023.

Cette situation soulève donc la question de la survie des Delta IV dans l’arsenal russe, le plus récent atteignant l’âge de 30 ans cette année. Si le Karelya ne devait pas connaître de second ATM, l’indication d’un retrait plus rapide de cette classe serait claire. Et la bascule Pacifique – Arctique prendrait encore plus d’ampleur.

D’autres indices plus diffus vont certainement encore peser sur cette orientation.

S’il est connu que les bases des SNLE sont situées sur des territoires isolés, la situation de Vilioutchinsk est encore plus criante. Les seules liaisons possibles avec l’intérieur ne sont que maritimes ou aériennes. Ce qui pour l’environnement logistique au sens très large du terme n’est pas négligeable. Certes, il faut doter cette force des moyens techniques nécessaires, mais il faut également assurer l’environnement des familles : logement, nourriture, écoles, service de santé… Le tout à la charge des forces armées. Ces conditions de vie difficiles sont bien mises en exergue avec la toute récente décision d’attribuer une médaille spéciale à toute épouse ayant partagé la vie d’un sous-marinier pendant au moins dix ans. Nul doute que cela a un impact fort sur le recrutement.

Le climat devient aussi un obstacle : en janvier dernier, une chute brutale de la température a entraîné la formation de glaces de plus de 60 cm dans la rade, contraignant à l’emploi de brise-glaces pour dégager les sous-marins à quai.

Mais le coup de grâce pourrait bien être l’intérêt opérationnel. Les SNLE de la 25e diviziya effectuent leurs patrouilles dans le bastion de la mer d’Okhotsk. Or, il leur faut parcourir près de 400 N entre la sortie de la baie et le bastion. Bien que la zone soit couverte par des barrières acoustiques, le soutien d’un autre sous-marin pour couvrir les mouvements est incontournable du fait de la pression adverse. L’effectif en sous-marins de la région s’est réduit comme une peau de chagrin : il ne reste en ligne qu’un SNA, le Kouzbass (Akoula), deux Sierra II (Tver et Omsk) et un ex-SNLE, le Ryazan (Delta III). Les sous-marins classiques ayant tous été regroupés à Maliy Uliss (Vladivostok) en avril 2012, il leur faudrait parcourir non moins de 1100 N par le sud de Sakhaline pour rallier le débouché de la mer d’Okhotsk.

Le décalage de neuf heures avec Moscou n’est pas non plus négligeable.

Que conclure ?

Cette bascule n’est pas en soi étonnante, puisqu’elle vise à renforcer une zone où la menace perçue est grandissante.

La réduction des moyens disponibles va forcément avoir un impact, et la tentation de regroupement des forces paraît bien tentante. S’il est encore trop tôt pour juger de l’intérêt du maintien d’une composante sous-marine stratégique russe en zone Pacifique, les mouvements à venir (affectation de sous-marins modernes à Vilioutchinsk, modernisation du centre opérationnel de la 25e diviziya…) vont être particulièrement intéressants à suivre, pour mieux apprécier les inflexions de la stratégie russe dans ce domaine.


[1] Les sous-marins en ligne sont ceux qui ne sont pas en chantier d’entretien. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils soient disponibles ou aptes à leurs missions.

[2] ATM : Arrêt Technique Majeur. L’échéance est normalement de dix ans. Chaque sous-marin en subit deux au cours de sa vie.

Contributeur : Alain Nicolas-Nicolaz
« Ancien officier de marine et russophone, l’auteur s’intéresse à l’histoire des sous-marins russes et soviétiques depuis de nombreuses années. Il y a consacré un site Internet. « .